Nulle part où aller
- Michel Benhayim
- il y a 6 jours
- 5 min de lecture
Avons-nous vraiment nulle part où aller ?
Est-ce que nous, Juifs, sommes bannis et chassés de partout, comme au temps de la Shoah ?
"Moi — une Juive allemande qui, après avoir vécu dans de nombreux pays, s’était finalement enracinée en France, qui avait cru, ou du moins espéré, aux promesses de l’Europe, qui avait lié son destin à celui de la République française — je me suis soudain sentie de nouveau comme une Juive errante.
Oppressée dans la poitrine, déracinée, avec la certitude que ce qui venait de se produire le 7 octobre 2023 en Israël ne resterait pas confiné à Israël. Que cela allait libérer ce qui avait été patiemment préparé depuis des années : la légitimation et même la célébration d’une vague d’antisémitisme, l’effondrement d’un tabou fragile.
Près de deux ans plus tard, je regarde autour de moi et je réalise que ce n’est plus seulement un sentiment juif. Partout, sur tous les continents, les gens avouent leur malaise — comme si le sol sous leurs pieds avait bougé. L’appartenance, la sécurité, l’idée d’un avenir fiable : tout paraît plus mince qu’avant. Ce que nous vivons, c’est peut-être une nouvelle phase de la mondialisation : non plus un monde sans frontières et plein d’opportunités, mais un système interconnecté de fragilités partagées.
Regardez à quelle vitesse l’après-7 octobre s’est répandu. En quelques heures, des manifestations éclataient à Londres, Paris, Sydney — non pas en solidarité avec les victimes, mais pour célébrer leurs assassins. Sur les campus, de Harvard à la Sorbonne, on arrachait les affiches des enfants enlevés. L’infrastructure même conçue pour nous relier — réseaux sociaux, flux d’information globaux, échanges internationaux — s’est révélée optimisée pour la viralité. Et les virus, qu’ils soient numériques ou idéologiques, ne font jamais la différence entre le vrai et le faux.
Dans les années 30, les idées dangereuses circulaient par tracts, par radio, par rumeurs. Les frontières ralentissaient encore leur propagation. Aujourd’hui, une vidéo venue de Gaza peut enflammer Amsterdam en quelques heures. Une théorie complotiste née à Téhéran s’installe la même semaine sur les campus américains. La désinformation russe trouve des relais empressés dans les mouvements populistes européens.
Le résultat, c’est une forme particulière de déplacement : les gens se sentent étrangers dans leur propre pays, non pas parce qu’ils ont bougé, mais parce que les conflits venus d’ailleurs se sont installés dans leurs rues, leurs écoles, leurs institutions.
En France, les familles juives parlent désormais d’émigration comme on parle de vacances. Canada ? Portugal ? Israël. Jadis, c’était impensable dans le pays qui avait promis l’émancipation. Aujourd’hui, c’est une conversation banale.
En Grande-Bretagne, le mot que l'on entend souvent autour d’un verre de vin est celui de « guerre civile ». À moitié une blague, à moitié une peur. L’antisémitisme a bondi, mais c’est aussi l’impression que le pays lui-même pourrait se déchirer comme une couture fragile. Immigration, liberté d’expression : ces sujets sont devenus si explosifs qu’un débat raisonnable paraît impossible.
Aux États-Unis, le mythe de l’exceptionnalisme s’est fissuré. Les Juifs croyaient avoir échappé aux cycles européens. Ce n’est plus le cas. L’antisémitisme est désormais visible non pas à la marge, mais au cœur des élites : dans les amphithéâtres de l’Ivy League, dans les conseils d’Hollywood, dans les manifestations où l’on crie « intifada » et où l’on qualifie le 7 octobre d’acte de résistance légitime. Et ce malaise dépasse les Juifs : l’Amérique entière se fracture, au point que la violence politique devient pensable. Quand Charlie Kirk a été abattu lors d’un événement universitaire, il n’y a pas eu de condamnation unanime. Certains ont justifié, d’autres ont applaudi. Ce n’est pas seulement le meurtre qui choque : c’est la réaction, signe d’un basculement profond.
En Pologne, mes amis ne parlent pas de malaise : ils parlent de peur. La Russie est à la porte, elle teste la résilience de l’OTAN, encouragée par l’absence de vraies sanctions et de détermination. De Varsovie à Sydney, ceux qui se croyaient protégés confient la même angoisse : nulle part ne semble assez loin.
Et Israël ? Le paradoxe cruel. Audacieux, résilient, fort — et pourtant, pour la première fois de son histoire, plus de gens partent qu’ils n’arrivent. L’aliyah, ce renversement sacré de l’exil, paraît s’être inversée. Est-ce une parenthèse ou le début de quelque chose de plus profond ? On l’ignore. Mais même le soupçon d’un tel retournement suffit à ébranler l’idée d’Israël comme refuge ultime.
Tout cela ressemble à ce que les historiens appellent des « périodes pré-guerre » : des moments où les anciens équilibres commencent à se fissurer sans s’effondrer tout à fait. Les années 30 viennent immédiatement à l’esprit, avec une différence : à l’époque, l’effondrement était surtout économique et politique. Aujourd’hui, il est aussi épistémique. Nous ne sommes plus seulement divisés sur les solutions. Nous ne sommes même plus d’accord sur la nature des problèmes.
L’infrastructure de cette fracture existait avant le 7 octobre. Des décennies de théorie postcoloniale ont réduit chaque conflit à l’opposition oppresseurs/opprimés, effaçant toute nuance. Les réseaux sociaux, calibrés pour l’engagement, récompensent les positions les plus extrêmes. Les institutions internationales ont transformé le langage des droits de l’homme en arme contre les démocraties tout en excusant les régimes autoritaires. Le Hamas n’a pas inventé cette mécanique : il s’est contenté d’appuyer sur le bouton, avec l’aide de ses alliés islamistes et autocratiques.
Si ce diagnostic est juste — si la mondialisation a basculé de la promesse au péril — alors la question n’est plus : où fuir ? mais comment tenir ? Cela suppose de nommer les forces qui nous minent.
L’islamisme a fourni à notre époque sa grammaire la plus violente : un monde où Juifs, Israël et Occident sont coupables de tout. La polarisation interne a fait le reste : incapacité de compromis, refus d’écoute. Les puissances étrangères — Iran, Qatar, Russie, Chine — exploitent nos fractures mieux que nous ne les comprenons, avec l’argent, la propagande, le droit détourné. Et nous-mêmes échouons : nous avons perdu la culture du débat. Au lieu de discuter et de convaincre, nous diabolisons. Dans des sociétés fondées sur la liberté d’expression, cette liberté se dessèche.
La réponse ne peut pas être le repli. Elle doit être une fierté renouvelée pour ce qu’est la démocratie libérale : imparfaite mais libre, querelleuse mais pluraliste, fragile mais encore le meilleur système qu’aient inventé les hommes pour vivre ensemble sans s’entre-tuer. Voilà ce qu’il faut défendre — non par nostalgie, mais par nécessité.
Et je reviens au 7 octobre. Ce matin-là , en regardant les images, j’ai ressenti l’ancienne peur : nulle part où aller. Deux ans plus tard, ce sentiment a débordé bien au-delà du monde juif. C’est peut-être notre avertissement : la condition errante n’est plus une métaphore, mais un avant-goût.
L’histoire nous enseigne que les « périodes pré-guerre » ne sont évidentes qu’après coup. Dans les années 30, on se persuadait que tout finirait par se stabiliser, que le fascisme pouvait être contenu, que les démocraties étaient trop solides pour tomber. Nous savons comment cela s’est terminé.
S’il n’y a plus nulle part où aller, alors il ne reste qu’un choix : se battre là où nous sommes — ou regarder le sol s’effondrer sous nos pieds.
Simone Rodan Benzaken
