Israël, le Miracle et la Faille
- Michel Benhayim
- il y a 6 jours
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Quel est ce Miracle? Et quelle est cette faille?
Je ne suis pas israélienne. Mais je connais bien ce pays, et je l’aime.
J’y ai passé, une fois encore, quelques jours. Et je suis sortie bouleversée. Admirative, d’abord. Admirative de ce pays qui se relève après deux ans de guerre, qui tient debout, qui respire la vie et la volonté plus que tout. Admirative de ces visages qui refusent la défaite, de ces jeunes qui retournent du front sans plainte, de ces familles qui pleurent sans se briser. Admirative de cette force collective, presque mystique, qui continue de faire tenir Israël quand tout devrait l’effondrer.
Et pourtant, déchirée. Déchirée parce que, derrière cette énergie, je retrouve les mêmes fractures qu’avant. Rien de tout ce qui existait avant le 7 octobre n’a disparu. Les Israéliens le savent : un jour, il faudra affronter ce qui mine le pays de l’intérieur. Et parmi ces fissures, l’une des plus béantes est celle qui sépare la société israélienne du monde ultra-orthodoxe.
Depuis le 7 octobre, ce fossé est devenu intenable. Ce jour-là, le pays tout entier a été attaqué. Des civils massacrés, des familles décimées, des communautés entières détruites. Chacun a porté sa part du deuil, du combat, du choc. Mais pas tous également. Tandis que des centaines de milliers d’Israéliens servaient, enterraient leurs morts ou soignaient les blessés, d’autres — des ultra-orthodoxes — continuaient de refuser de servir, au nom d’une loi religieuse qui les place, eux, hors du devoir commun.
Les chiffres sont là : près de 13 % des citoyens israéliens appartiennent aujourd’hui au monde haredi, contre à peine 3 % lors de la fondation de l’État. Dans cinquante ans, ils pourraient être un tiers de la population juive du pays. Environ 66 000 jeunes hommes en âge d’être appelés au service militaire sont actuellement exemptés d’office. Pendant que Tsahal mène une guerre existentielle à Gaza et au Liban, ils restent dans les yeshivot, protégés par des partis qui conditionnent leur soutien au gouvernement à la préservation de ce privilège.
Ce n’est pas seulement une question militaire. C’est une question de justice. De contrat social. D’unité morale. Comment un peuple peut-il tenir si une partie croissante de lui-même choisit de s’en extraire ? Comment préserver le sens du mot “ensemble” quand une communauté entière se considère exemptée du fardeau collectif ? Israël est un miracle — mais un miracle ne dure que s’il se nourrit d’effort et de responsabilité partagée.
Ce qui était supportable avant le 7 octobre ne l’est plus. L’idée même d’un service différencié, d’une citoyenneté à deux vitesses, heurte désormais de plein fouet la réalité : celle d’un pays où des enfants de vingt ans meurent pour protéger d’autres enfants du même âge, absents du front au nom de la prière.
Le 31 octobre dernier, des centaines de milliers de Haredim ont envahi les rues de Jérusalem pour protester contre un projet de loi qui supprimerait cette exemption. Ils ont crié “mort plutôt que conscription”, défiant l’État au nom de D.ieu. Certains rabbins ont appelé à déchirer les convocations militaires, à désobéir à la Cour suprême, qui a jugé ces exemptions illégales. Et pendant ce temps, dans les kibboutzim du sud, on enterrait encore les morts du 7 octobre.
Je n’écris pas cela pour condamner la foi, ni pour juger. J’écris cela avec la douleur de quelqu’un qui aime Israël et qui veut le voir subsister. Car ce qui menace Israël aujourd’hui n’est pas la haine de ses ennemis, mais la fragilité de son propre lien intérieur. Si le sentiment de communauté se défait, si le “nous” s’évide, alors aucune armée, aucune technologie, aucune diplomatie ne suffira à sauver ce pays.
Ce qui me frappe, dans les conversations, c’est la lassitude. Une lassitude silencieuse, presque pudique. Les gens savent. Ils voient bien que ce déséquilibre n’est plus tenable. Mais ils n’ont ni l’énergie ni les mots pour l’affronter. La question haredie n’est pas seulement celle de la conscription. C’est celle du futur d’Israël : saura-t-il rester un État moderne, rationnel, démocratique, ou glissera-t-il lentement vers un modèle où la foi se substitue au droit, où la dépendance devient système, et où la solidarité cesse d’être réciproque ? Déjà, un homme sur deux dans la société ultra-orthodoxe ne travaille pas. Le taux de pauvreté dépasse 40 %. Les subventions massives accordées par le pouvoir politique alimentent un modèle d’autarcie financé par ceux-là mêmes qui servent.
L’admiration et la douleur cohabitent en moi. J’ai vu un pays blessé, mais vivant. Un peuple en deuil, mais debout. Un État qui a tenu quand tant d’autres se seraient effondrés. Mais j’ai aussi vu une société qui ne pourra pas éternellement se reconstruire sur les mêmes déséquilibres. Israël a survécu à toutes les guerres extérieures. Il lui reste à gagner celle qui se joue en son sein : celle de la responsabilité partagée, du courage civique, de la fraternité retrouvée.
Car c’est de cela qu’il s’agit, au fond : non pas de religion, ni même de politique, mais de lien. De cette chose fragile et miraculeuse qui, depuis 1948, relie les Israéliens entre eux et, à travers eux, tous ceux qui croient encore que la démocratie juive est une promesse pour le monde. Cette promesse-là, il faut la défendre, encore, et d’abord entre soi.
Simone Rodan Benzaquen
Directrice
de l'American Jewish Committee en France



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